Olivier Adam – entre autres – c’est “Je vais bien ne t’en fais pas”, ou, plus récemment, “A l’abri de rien”. Lui aussi célèbre avec nous le passage de 2008 à 2009. Car, afin d’attaquer 2009 la tête la première, nous avons commandé un “récit” sur le thème du changement d’année à onze auteurs. Consigne laisser libre cours à son imagination. A l’arrivée, les nouvelles sont bonnes. Et touchantes, comme celle-ci… La clé était cachée sous la longue tuile orange, comme depuis toujours. En cinq ans, l'olivier avait tellement poussé qu'il masquait un bon tiers de la rade. Aux odeurs on devinait qu'il avait plu durant la nuit ; de la terre ocre montait un mélange de réglisse, de romarin et de bois mouillé. Quelques maisons plus loin on faisait brûler des feuilles. En entrant dans le salon, au moment même d'ouvrir les volets, juste avant que ne se déploie la succession familière d'amas rocheux cramoisis, de bosquets de chênes-­lièges, de pins et d'argousiers, et les flaques azur des deux baies séparées par la pointe, il réalisa à quel point cet endroit lui avait manqué. Ils avaient cessé d'y descendre depuis de trop nombreuses années, comme si y venir sans les enfants était trop douloureux, comme s'ils craignaient que la nostalgie ne plante trop profond ses crocs dans leurs gorges tendres. Longtemps pourtant, venir ici leur avait suffi. Plus d'une fois ils avaient eu la sensation d'y sauver leur peau. La lumière, la mer, les parfums, les roches rouges et les sentiers agissaient sur eux comme un baume et, au moment de s'en éloigner et de regagner Paris, leurs gorges se serraient et les larmes n'étaient jamais loin d'affleurer. Bien sûr, les choses étaient différentes maintenant. Les enfants étaient grands, il était venu seul, Marie était à l'hôpital et n'en sortirait pas vivante. Pas par manque de combativité ni quoi que ce soit de ce genre, non, tout simplement parce que c'était impossible. Un accès de colère montait en lui chaque fois qu'il repensait à ce qu'avait dit la soeur de Marie pour guérir il fallait le vouloir. Ce genre de connerie lui donnait envie de mettre en pièces la personne qui la proférait, quelle qu'elle fût. Quand bien même depuis le départ de la petite, un silence glacé s'était abattu sur la maison, et Marie avait soudain lâché prise, puis décliné peu à peu, bien plus vite que son âge ne semblait le justifier, jusqu'à ce que la maladie se mette à la grignoter. Mais tout de même, en s'allumant son cigarillo face à la mer, en avalant son whisky dans le vieux fauteuil à bascule, en écoutant s'élever les premières notes du disque de Billie Holiday qu'ils passaient toujours ici, il crut sentir quelque chose se dénouer un court instant, et passer sur lui le souffle doux de saisons anciennes et heureuses. Il promena son regard sur la terrasse. Le temps qu'ils avaient passé là depuis leurs premières vacances ensemble, il y avait plus de trente ans de cela, se comptait en années. Rien n'avait changé ou presque. La station lui avait toujours paru désuète, hors du temps, ils n'y venaient qu'aux saisons creuses, à la Toussaint, à Pâques, à Noël ou en juin, après les années de carnage immobilier on avait mis fin aux constructions, depuis tout restait en l'état, ce qui était sorti indemne des années quatre-vingt le resterait encore pour longtemps. Il se leva et inspecta la maison. Elle non plus n'avait pas bougé. Les murs étaient d'un blanc velouté. Son beau-frère avait dû la repeindre quelques mois plus tôt. Lui et sa femme y passaient des étés bruyants et caniculaires. Ces lits, ces miroirs, le vieux canapé, les carafes, les tableaux mauve et orange, tout cela avait constitué leur décor secret, leur refuge, et les enfants s'étaient ébroués là-dedans étincelants de joie, de vitalité. C'était un tel bonheur alors d'avoir du temps pour eux, de les couver du regard, les jours passaient comme un long trait de lumière, tout semblait léger et baigné d'or. Tout cela lui semblait maintenant inconcevable. Que son fils et sa fille aient pu être ces enfants-là, à demi nus jouant sur les pierres blondes de la terrasse, nageant les yeux ouverts dans l'eau turquoise et un peu froide des calanques, ouvrant leurs cadeaux en plein air sous l'olivier paré de boules et de guirlandes, sablant le champagne au jour de l'an sur la plage en croissant, blottis autour du feu chancelant, enroulés dans de vieilles couvertures de laine orange. Que ce temps-là ait pu passer si vite alors qu'il serait le plus heureux de leur vie, il n'en doutait déjà pas alors, et cette pensée souvent lui nouait l'estomac tandis qu'il contemplait les gamins se couvrir de Nutella dans la lumière rousse, il en doutait moins encore maintenant que s'annonçaient les ruines. Il s'endormit sans même s'en rendre compte. A son réveil, la nuit effaçait la baie. N'en subsistaient que des nuées de lumière sous le ciel mangé par les nuages. Il consulta l'heure sur son téléphone. Marie détestait qu'on l'appelle et, même en cette fin d'après-midi, elle devait dormir de ce long sommeil blanc qui l'effrayait, abrutie par les drogues, elle n'ouvrait l'oeil que lorsque son estomac le lui ordonnait. Autant dire qu'elle passait du jour à la nuit sans même s'en rendre compte, ces derniers temps elle n'avalait pratiquement plus rien, pâle et le visage amaigri, elle se noyait, les médecins ne parlaient plus qu'en semaines voire en jours, ses moments de conscience fondaient comme neige au soleil et il n'avait aucun moyen de la tirer de là, cette impuissance lui semblait scandaleuse et il sentait ses propres forces le quitter. Parfois il se disait qu'il n'aurait jamais le courage de l'accompagner jusqu'au bout. Il composa le numéro, il était encore loin de minuit et elle s'en était toujours foutue de tout ça, les mots qu'il allait prononcer n'auraient jamais moins de sens qu'à ce moment précis, mais quelque chose en lui persistait à vouloir lui murmurer Bonne année, mon ange ». Il laissa sonner un long moment. Il se mit à pleuvoir au moment même où l'infirmière décrocha. Marie ne dormait pas. Tu es où ? - A la Baumette. Un coup de tête. J'avais pas envie de passer le nouvel an à Paris tout seul. Je crois que je vais rester un jour ou deux. Ça ne te dérange pas ? - Non. C'est bien. Tu as bien fait. » Sa voix était si faible. Après ça elle ne prononça plus le moindre mot, il n'entendit plus que son souffle. Les gouttes s'écrasaient en douceur dans la terre déjà meuble. Il parla longtemps, se tut beaucoup aussi. Vers minuit, quelques pétards claquèrent, accompagnés de maigres feux d'artifice. Des maisons voisines montèrent quelques cris, des rires d'enfants, des fenêtres s'ouvrirent sur des bruits de couverts et de voix mêlés. La pluie avait cessé et l'air était doux. A l'autre bout du fil, Marie dormait, sa respiration s'était faite plus longue, plus difficile aussi, des quintes de toux lui écorchaient les poumons. Il allait raccrocher quand il l'entendit murmurer Tu devrais rester là-bas, tu sais. C'est presque fini maintenant. Tu devrais rester. Ça ne sert plus à rien de venir. » Il posa son téléphone sur ses genoux et laissa se décharger la batterie. Régulièrement, il le portait à son oreille pour vérifier qu'elle était bien là, qu'elle n'avait pas raccroché, qu'elle entendait fuser les rires au loin, ­sauter des bouchons, crépiter les fusées, comme avant, comme chaque 31 décembre pendant si longtemps. A deux reprises, l'écran s'illumina. D'abord ce fut Paul, puis Chloé. Il n'eut pas besoin de répondre pour entendre leurs voix méconnaissables et froides, accomplissant leur devoir filial avec application et lassitude, il n'eut pas besoin de décrocher pour les entendre le couvrir de reproches, comment avait-il pu descendre dans de pareilles circonstances, que foutait-il là-bas ? Il s'endormit en pleurant et comprit qu'il ne reviendrait pas. Olivier Adam, né en 1974, vit aujourd'hui à Saint-Malo. Il est l'auteur de, notamment, "Je vais bien, ne t'en fais pas" éd. Le Dilettante, 2000, "Passer l'hiver" et "Falaises" éd. de L'Olivier, 2004 et 2005. "A l'abri de rien" éd. de L'Olivier, 2007 a été adapté à la télévision par Jean-Pierre Améris. Paraît aujourd'hui "Des vents contraires" éd. de L'Olivier, 256 p., 20 €. nouvelle Olivier Adam Partager Contribuer

un temps de printemps bon pour l imagination